« L’objectif est d’améliorer la qualité de vie »

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Dr. med. Roberto Pirrotta

Les opioïdes sont de puissants analgésiques qui peuvent rapidement mener à une dépendance. Pourtant, ils sont de plus en plus prescrits, également en cas de douleurs chroniques. Conséquence, les cas d’addiction sont nombreux. A quoi la reconnait-on, et que faire quand on ne peut plus se passer d’analgésiques ? Le Dr Roberto Pirrotta, spécialiste de la douleur et médecin de l’addiction, nous l’explique.

Ligue suisse contre le rhumatisme : La prise d’analgésiques opioïdes puissants sur le long terme est-elle problématique ?

Dr. med. Roberto Pirrotta : Dans certains cas, lorsque ces médicaments sont correctement prescrits et qu’aucune augmentation de la dose n’est nécessaire, la prise sur le long terme peut être une solution adaptée. L’important, c’est de savoir si la personne a la qualité de vie souhaitée, si les douleurs sont supportables, si elle arrive à affronter le quotidien, et si elle profite de la vie. Cela dit, l’emploi d’analgésiques opioïdes doit toujours s’inscrire dans le cadre d’un traitement global.

Avec son échelle analgésique, l’OMS a développé un concept de traitement de la douleur qui repose sur l’emploi de ces médicaments, surtout en cas de douleurs tumorales, afin d’assurer un traitement efficace, par étape. Mais lorsque les douleurs chroniques nécessitent une prise d’opioïdes sur plusieurs années, le risque de dépendance est élevé.

Ligue suisse contre le rhumatisme : Quels sont les autres traitements médicamenteux possibles en cas de douleurs chroniques ?

Pirrotta : On doit d’abord comprendre comment la douleur est apparue. Les douleurs nociceptives sont provoquées par des lésions ou des inflammations. C’est un signe d’alerte important ; elles disparaissent une fois que les causes ont été éliminées. La plupart du temps, ce genre de douleurs est traité par des anti-inflammatoires ou des analgésiques. Les douleurs neuropathiques, quant à elles, apparaissent à la suite de lésions des fibres nerveuses.

Elles nécessitent des antidépresseurs tricycliques ou des antiépileptiques. Les douleurs neuropathiques sont dues à des lésions des fibres nerveuses. Pour simplifier, ces lésions bloquent la transmission des signaux de douleur. Les signaux n’arrivent plus au cerveau, la sensibilité à la douleur diminue. Je dis toujours que le cerveau est maître, car c’est lui qui perçoit la douleur.

Cela dit, les douleurs chroniques sont souvent un mélange de douleurs nociceptives et de composantes neuropathiques. Les maux de dos chroniques ont sont un bon exemple. Il faut alors traiter les différents mécanismes en jeu au moyen d’un traitement intégratif, et de divers médicaments.

On doit donc surveiller la prise d’analgésiques opioïdes et examiner régulièrement les patient·e·s afin de détecter des effets secondaires potentiels.
Dr. med. Roberto Pirrotta

Ligue suisse contre le rhumatisme : Quels sont les effets secondaires associés à une prise d’analgésiques opioïdes sur le long terme ?

Pirrotta : Sur le long terme, le risque de dépendance est non négligeable. On doit donc expliquer aux patient·e·s les avantages et les inconvénients de ces substances, et déterminer à quel point ils·elles sont prêt·e·s à prendre ce risque.

Parmi les autres effets secondaires, on retrouve l’ostéoporose, la constipation, les nausées, la réduction de la fréquence respiratoire et la sécheresse buccale, ou encore la fatigue, l’anxiété, la diminution de la libido et des démangeaisons. Ces médicaments augmentent aussi le risque de chutes chez les personnes âgées, ce qu’il ne faut pas sous-estimer.

On doit donc surveiller leur prise et examiner régulièrement les patient·e·s afin de détecter des effets secondaires potentiels.

Ligue suisse contre le rhumatisme : Quels sont les signes d’une dépendance aux opioïdes ?

Pirrotta : On distingue la dépendance physique de la dépendance psychique. On parle de dépendance physique lorsque le corps s’habitue aux opioïdes et y développe une tolérance. Il a alors besoin de doses plus élevées pour obtenir le même effet.

En cas d’arrêt soudain du traitement, le corps réagit par d’intenses symptômes de manque comme des accès de sueur, des nausées, des tremblements, des contractions musculaires, des palpitations ou des crampes d’estomac. Lorsque les opioïdes sont pris au quotidien, la dépendance s’installe souvent rapidement.

On parle de dépendance psychique en présence d’un besoin incontrôlable d’en consommer, un phénomène qu’on nomme « craving » en anglais. Les personnes concernées obsèdent sur leur prochaine dose. Sans opioïdes, elles se sentent mal, dépriment, sont anxieuses ou irritables. La dépendance psychique est souvent complexe à traiter.

Les raisons de la prise de somnifères sont multiples.
Les analgésiques sont également pris au bout d'un certain temps pour mieux dormir ou pour contrer l'anxiété.

Un autre aspect entre en ligne de compte : lorsqu’ils sont pris sur la durée, les analgésiques opioïdes remplissent souvent une fonction supplémentaire, au-delà du traitement de la douleur. D’après la littérature, au début, les personnes atteintes de douleurs chroniques les prennent surtout pour soulager les douleurs.

Au bout de plusieurs années, ces médicaments finissent par les aider à mieux dormir, à calmer leur anxiété ou à soulager leur dépression, à avoir plus d’énergie. Ils ont même un « effet euphorisant ». Leur consommation acquiert ainsi une dimension émotionnelle, puisqu’ils augmentent le bien-être.

C’est pour cette raison qu’on fait souvent appel à des spécialistes en médecin de la douleur, dont l’approche thérapeutique est intégrative et biopsychosociale, lorsqu’on tente de diminuer ou de cesser la consommation de ces substances.

Ligue suisse contre le rhumatisme : Certains facteurs de risque favorisent-ils l’apparition d’une dépendance ?

Pirrotta : Oui, on parle de vulnérabilité. On demande aux patient·e·s quels sont leurs antécédents médicaux afin de savoir si elles·eux ou quelqu’un de leur famille ont déjà eu une addiction à l’alcool, à la nicotine ou à d’autres médicaments. On doit aussi connaître leurs comorbidités éventuelles, comme la dépression, les traumatismes, les troubles d’anxiété et d’autres problèmes psychiques.

Tous ces facteurs augmentent le risque de dépendance. Cela ne veut pas nécessairement dire que la prescription d’antidouleurs est contre-indiquée, mais les patient·e·s et les médecins doivent faire preuve de prudence et mettre en place une surveillance étroite dans ces cas-là.

En outre, les éléments suivants ont souvent un impact négatif sur la perception des douleurs chroniques non tumorales : l’incertitude (quant au modèle pathologique, car la chronicisation de la douleur masque la maladie spécifique et sa cause exacte), le caractère imprévisible (de l’apparition et de la disparition des douleurs) et le manque de contrôle (le sentiment de n’avoir aucune influence sur la douleur). Si ces trois éléments prédominent, alors ils s’accompagnent souvent de catastrophisme, et partant d’angoisses, de troubles du sommeil et de dépression.

Ligue suisse contre le rhumatisme : Quand conseille-t-on de réduire la dose ?

Pirrotta : Cette décision est individuelle. Elle dépend des souhaits ou de la motivation de la personne, et de sa situation actuelle. Si son état physique et psychique est stable, et si elle est bien intégrée dans son environnement social, on peut l’envisager. Mais si ses douleurs sont encore fortes, si elle est dépressive ou a des troubles psychiques, c’est rarement le moment de le faire.

Il vaut mieux d’abord traiter la dépression, par exemple. Discuter au préalable des avantages et des inconvénients d’un sevrage ou d’une réduction de la dose est donc indispensable.

Ligue suisse contre le rhumatisme : Comment se déroule un traitement, exactement ?

Pirrotta : Le but premier du traitement est la stabilisation des aspects psychiques et sociaux, de la perception de la douleur et de la consommation d’analgésiques. Un traitement de substitution peut être judicieux : au lieu de son analgésique habituel, la personne reçoit un opioïde à effet prolongé (p. ex. de la morphine retard) qui déploie son effet sur 24 heures. Ainsi, cela permet d’éviter une partie du stress, lié à la prise de l’analgésique (notamment l’obtention de nouvelles ordonnances).

On évite aussi les douleurs de sevrage, qui apparaissent lorsque l’efficacité du médicament habituel, de plus courte durée, diminue. On doit toutefois tenir compte des douleurs chroniques lorsqu’on emploie des agonistes opioïdes (p. ex. la morphine retard susmentionnée). On choisit l’intervalle en fonction de la situation individuelle.

L'hypnose, les exercices de relaxation et les techniques de méditation comme approches thérapeutiques alternatives.
L'hypnose, les exercices de relaxation et les techniques de méditation sont également importants en tant qu'approches thérapeutiques alternatives.

Ensuite, on aborde les autres objectifs : quels sont les besoins et souhaits actuels ? Doit-on réduire la dose ou la maintenir ? Comme nous l’avons vu, la dépendance aux opioïdes a des dimensions psychiques. Les méthodes thérapeutiques alternatives, comme l’hypnose, les exercices de relaxation et les techniques de médication, occupe aussi une place importante dans le traitement. Souvent, les patient·e·s doivent d’abord réapprendre à reconnaitre et à interpréter correctement les signaux que leur envoie leur corps.

Le traitement des douleurs chroniques est un long processus intégratif et adapté aux besoins individuels, car les douleurs ont souvent des causes multifactorielles. Pour qu’un traitement soit efficace, il doit prendre en compte les aspects physiques, psychiques et sociaux, comme le fait l’approche biospychosociale. L’objectif n’est pas seulement de soulager les douleurs, mais aussi d’améliorer la qualité de vie et la capacité à fonctionner au quotidien.

Ligue suisse contre le rhumatisme : Qu’est-ce qui rend le traitement d’une dépendance particulièrement difficile chez les patient·e·s atteint·e·s de douleurs chroniques ?

Pirrotta : Dans cette population, la dépendance et les douleurs chroniques sont souvent étroitement liées. Les personnes concernées sont aux prises avec une dépendance, en plus de leurs douleurs chroniques. Elles reçoivent un deuxième diagnostic : l’addiction aux analgésiques opioïdes. En général, un traitement de substitution est nécessaire pour les stabiliser. Comme on peut l’imaginer, cette situation n’est pas facile à accepter.

Plusieurs facteurs viennent compliquer le traitement. Par exemple, la prise prolongée d’opioïdes puissants provoque souvent une hyperalgésie : le système nerveux devient plus sensible à la douleur, même si la cause initiale a déjà été traitée ou a disparu.

Une étroite collaboration entre divers spécialistes et une approche individuelle sont indispensables pour intervenir correctement à la fois sur la dépendance, les douleurs chroniques, et améliorer la qualité de vie.

Venir à bout d’une dépendance aux opioïdes est difficile, surtout chez les personnes atteintes de douleurs chroniques. Ce processus ne s’arrête pas à l’arrêt des médicaments ; il faut aussi mettre en place des stratégies de gestion avec l’aide de spécialistes et accepter de modifier son style de vie sur le long terme pour éviter de rechuter et améliorer durablement sa qualité de vie. Les ami·e·s et la famille sont souvent un soutien précieux.
Dr. med. Roberto Pirrotta

Ligue suisse contre le rhumatisme : Peut-on aussi se sevrer soi-même ?

Pirrotta : En théorie, on peut réduire soi-même la dose graduellement, mais je le déconseille. Il faut savoir que des symptômes de sevrage peuvent apparaître si on procède trop brutalement, ou trop rapidement. Je recommande donc de se faire accompagner par un·e spécialiste. Il·elle sera aussi à même de traiter des comorbidités comme un trouble de l’anxiété ou une dépression, le cas échéant, et de soutenir, conseiller et aider à la prise de décision.

Ligue suisse contre le rhumatisme : Quand un séjour en clinique est-il judicieux, et quand privilégie-t-on un traitement ambulatoire ?

Pirrotta : La clinique est un environnement protégé, alors qu’en ambulatoire, on n’échappe ni à son quotidien, ni à ses facteurs de stress. La décision de se faire traiter en clinique ou non est une décision à prendre en étant bien informé·e et bien suivi·e par un·e spécialiste.

Il faut comprendre les capacités et les ressources personnelles de la personne au préalable, et vérifier la présence de comorbidités. L’instabilité ou les troubles psychiques mettent en péril un traitement ambulatoire. Dans ce cas, on conseille de faire un séjour en clinique, pour traiter ces comorbidités et les stabiliser.

Il faut aussi veiller à avertir la personne du risque d’overdose lié à une désintoxication. En effet, lorsque le corps n’est plus aussi habitué aux analgésiques qu’avant et qu’il a perdu sa tolérance, la prise d’une dose élevée peut provoquer une overdose, mortelle dans les cas les plus graves.

Ligue suisse contre le rhumatisme : A quoi doit-on faire attention pour ne pas rechuter après le traitement ?

Pirrotta : Venir à bout d’une dépendance aux opioïdes est difficile, surtout chez les personnes atteintes de douleurs chroniques. Ce processus ne s’arrête pas à l’arrêt des médicaments ; il faut aussi mettre en place des stratégies de gestion avec l’aide de spécialistes et accepter de modifier son style de vie sur le long terme pour éviter de rechuter et améliorer durablement sa qualité de vie. Les ami·e·s et la famille sont souvent un soutien précieux.

Personne ne fonctionne de la même manière, les stratégies doivent être personnalisées. La prévention des rechutes est un élément central du traitement : ici aussi, il faut trouver des moyens de tenir le coup lorsqu’un a des envies quasi irrépressibles de consommer. L’important est que chaque patient·e identifie les facteurs de stress susceptibles de provoquer une rechute. On établit ensuite des stratégies ciblées à utiliser dans diverses situations.

Par exemple, aller faire une promenade après une dispute de couple peut aider à se calmer et à maîtriser le besoin impérieux de reprendre un analgésique. Au bout d’un moment, il diminue suffisamment pour pouvoir rentrer à la maison. Il faut aussi savoir que les rechutes font partie du traitement et du processus d’apprentissage. Il ne faut pas en avoir honte.

Informations de base sur l'expert

Le Dr Roberto Pirrotta est spécialiste en psychiatrie et psychothérapie FMH, en psychiatrie de consultation et de liaison, et en psychiatrie et psychothérapie des addictions (ISFM). C’est aussi un spécialiste de la douleur reconnu, membre de la SPS (Swiss Pain Society). Il occupe le poste de médecin-chef auprès des cliniques Ambulatorium Crossline et Ambulatorium Lifeline du Service médical de la ville de Zurich et possède son propre cabinet de psychothérapie à Zurich.

Il a fait sa formation de spécialiste aux Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), a travaillé aux urgences psychiatriques de l’hôpital universitaire de Zurich (USZ) ainsi qu’au service de consultations interdisciplinaires sur la douleur du centre de médecine dentaire de l’université de Zurich et a récemment occupé le poste de chef de clinique à Arud, un centre de médecine des addictions zurichois.

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Ce texte a été publié dans le magazine des membres forumR 2/2025 de la Ligue suisse contre le rhumatisme.

Auteur : Julia Kind

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